7
LORSQU’ILS se sentirent assez reposés pour demeurer éveillés ensemble, Kickaha demanda à Anania comment elle s’y était prise pour se mettre dans cette situation.
« Les Cloches Noires », dit-elle en étendant la main droite. Un anneau de métal sombre dans lequel était enchâssée une grosse pierre verte ornait son médius. « J’ai donné aux contrebandiers tous mes bijoux sauf cette bague. J’ai refusé de m’en séparer et je leur ai dit qu’il leur faudrait me tuer s’ils voulaient me la prendre. Pendant un moment, j’ai pensé qu’ils allaient le faire.
» Par quoi commencer ? À l’origine, les Cloches Noires étaient des formes de vie artificielles créées il y a environ dix mille ans par les savants au service des Seigneurs. C’est à l’occasion de leurs recherches pour découvrir le secret de l’immortalité véritable que les savants ont créé les Cloches.
» Comme son nom l’indique, la Cloche Noire a la forme d’une cloche. Elle est faite d’un matériau noir indestructible. Si on en attachait une à une bombe à hydrogène, la Cloche résisterait à la fission. Plongée au sein d’une étoile, elle survivrait pendant un milliard d’années.
» À l’origine, les savants en avaient fait quelque chose d’entièrement automatique. Elle n’avait pas de cerveau propre, et n’était qu’un dispositif mécanique. Placée sur la tête d’un homme, elle détectait le potentiel de sa peau et projetait automatiquement deux aiguilles extrêmement fines et rigides qui perforaient le crâne pour atteindre le cerveau.
» Par l’intermédiaire de ces aiguilles, la Cloche Noire pouvait vider le cerveau humain de son contenu, c’est-à-dire qu’elle était capable de dérouler la chaîne de molécules protéiques géantes qui composent la mémoire et de dissocier les systèmes neuraux complexes de l’esprit conscient et inconscient.
— Quelle était l’utilité de tout cela ? » demanda Kickaha. « Pourquoi un Seigneur aurait-il pu vouloir que son esprit soit démêlé – je veux dire déchargé ? N’aurait-il pas été après cela une sorte de néant, une tabula rasa ?
— Bien sûr, mais tu ne comprends pas. L’opération n’était pas destinée aux Seigneurs eux-mêmes mais à des créatures humaines leur appartenant. À des esclaves. »
Kickaha ne s’affolait pas facilement, mais il se sentit à la fois écœuré et effrayé. « Quoi ? Mais…
— C’était nécessaire », dit Anania d’une voix sérieuse. « L’esclave étant destiné à mourir un jour, cela ne changeait rien pour lui. Par contre, cela pouvait permettre à un Seigneur de survivre même si son corps était blessé mortellement. »
Elle s’abstint de lui expliquer que les techniques scientifiques mises au point par les savants au service des Seigneurs, leur permettaient de vivre pendant des millénaires si aucun accident, homicide ou suicide, ne se produisait. Mais cela, Kickaha le savait, naturellement. Cette éternelle jeunesse régnait également, quoique à un degré moindre, dans l’univers de Wolff. Les eaux de cet univers charriaient des substances introduites par Wolff, qui empêchaient les humains de vieillir pendant une durée approximative de mille ans. Cela permettait de restreindre la natalité, et de cette façon la démographie demeurait stable.
« Les Cloches Noires procuraient le moyen de transférer les facultés mentales d’un Seigneur dans le cerveau d’un hôte, et il pouvait ainsi continuer à vivre même si leur propre corps succombait à ses blessures.
» La Cloche Noire était conçue de telle manière que les facultés mentales d’un Seigneur pouvaient, en cas de besoin, y demeurer en dépôt très longtemps. Elle contenait une-sorte de bloc d’alimentation permettant l’animation des facultés mises en réserve lorsqu’on le désirait. En outre, la Cloche extrayait automatiquement de l’hôte l’énergie neurale nécessaire à la recharge du transformateur. Dérouler et dématricer étaient en somme les méthodes employées par les Cloches Noires pour sonder l’esprit et enregistrer le résultat de leur sondage au sein de la structure en forme de cloche. Elles constituaient en quelque sorte un double de cet esprit. La duplication avait pour résultat un dépouillement total du cerveau original, qui redevenait vierge.
» Je me répète », ajouta-t-elle, « mais c’est afin que tu me comprennes bien.
— Je te suis », dit Kickaha, « mais ce dépouillement, ce dématriçage, ce sondage et ce dédoublement ne me semblent pas correspondre à une véritable immortalité. Ce n’est pas comme si on transvasait les facultés mentales d’un cerveau dans un autre. Ce n’est pas un véritable transfert. Cela consiste en réalité à enregistrer les complexes cérébraux, antérieurs et postérieurs, je suppose – à moins que les Cloches Noires ignorent l’existence de l’inconscient – tout en les détruisant, pour obtenir l’esprit dans son intégralité, puis on fait passer l’enregistrement – les bandes, si tu veux − et on reconstitue un cerveau identique dans un réceptacle différent.
» Mais le cerveau du second élément n’est pas celui du premier. En réalité, le premier est mort. Et bien que le second individu pense être devenu le premier puisqu’il possède son système cérébral, il est en réalité un autre.
— La sagesse du temps passe par la bouche de l’enfant », dit Anania. « Ce que tu dis serait vrai s’il n’existait pas la psyché, ou âme, comme vous les humains, l’appelez. Les Seigneurs avaient la preuve indubitable qu’il existait une entité extraspatiale, extratemporelle, inhérente à tout être doué de raison. Même vous, les humains, en êtes dotés. Elle double le contenu mental du corps, ou soma. Plus précisément, elle reflète l’ensemble psyché-soma, à moins que ce ne soit l’inverse.
» De toute manière, la psyché constitue l’autre moitié de la personne « réelle ». Lorsque le double soma-cerveau est reconstitué dans la Cloche Noire, la psyché, ou âme, s’y transfère. Et lorsque la Cloche redistribue les contenus mentaux au nouvel hôte, la psyché elle-même passe dans ce dernier.
— Tu as la preuve de l’existence de cette psyché ? » demanda Kickaha. « Des photographies ? Des indications sensitives, ou quelque chose de ce genre ?
— Je n’en ai jamais vu », répondit-elle, « et je n’ai jamais connu personne qui possédât ces preuves. Mais on nous assuré qu’à une certaine époque, elles ont existé.
— Bon », dit-il d’un ton sarcastique dont elle eut ou non conscience. « Ensuite ?
— Il a fallu plus de cinquante ans, je crois, pour que l’expérience réussisse à cent pour cent et pour que les Cloches Noires fonctionnent parfaitement. La plupart des essais furent effectués sur des esclaves humains qui souvent mouraient ou devenaient idiots.
— Au nom de la science !
— Au nom des Seigneurs », corrigea-t-elle. « Au nom de l’immortalité des Seigneurs. Mais les sujets humains et plus tard les Seigneurs qui se prêtèrent aux expériences déclarèrent qu’ils ressentaient un sentiment presque insupportable de détachement de la réalité, une angoisse de séparation quand leur esprit était logé dans les cloches. Vois-tu, les cerveaux n’avaient quelque perception du monde extérieur que lorsque les antennes-aiguilles étaient déconnectées. Mais cette perception était très limitée.
» Pour neutraliser ce sentiment d’isolement et de panique, on améliora le pouvoir perceptif des antennes. La perception du son, des odeurs et un sens limité de la vision furent rendus possibles.
— Les Cloches Noires sont les anciens Seigneurs ? » demanda Kickaha.
« Non ! Les savants découvrirent accidentellement qu’une Cloche non encore utilisée possédait potentiellement les facultés de se développer en une entité. Autrement dit, la cloche était une sorte de bébé. Si on lui parlait, si on jouait avec elle, si on lui apprenait à parler, à identifier les objets, à développer sa personnalité embryonnaire, elle devenait non pas un objet, une mécanique, mais un être vivant. Un être assez bizarre et étrange, mais un être tout de même.
— En d’autres termes », dit-il, « le cadre qui servait à loger un esprit humain pouvait devenir lui-même un être humain ?
— Oui, et cela fascina les savants. Ils se mirent à travailler sur un projet annexe et découvrirent qu’une Cloche Noire pouvait devenir aussi intelligente et aussi complexe qu’un Seigneur. Ils abandonnèrent alors le projet initial, décidant que les cloches non développées serviraient de réceptacle au surplus de mémoire des Seigneurs.
— Je crois comprendre ce qui s’est passé », dit Kickaha.
« Personne ne le sait exactement », dit Anania. « Le projet prévoyait dix mille Cloches adultes et un certain nombre de bébés Cloches. Or, d’une façon ou d’une autre, une Cloche Noire réussit à perforer avec ses épingles-antennes le crâne d’un Seigneur. Elle déroula et dématriça son esprit et le transféra dans le cerveau d’un hôte. Ensuite, l’un après l’autre, tous les Seigneurs impliqués dans le projet subirent le même sort. »
Kickaha ne s’était pas trompé dans ses hypothèses. Les Seigneurs avaient créé de leurs mains leurs propres Frankensteins.
« À cette époque, mes ancêtres étaient en train de créer leurs propres univers sur mesures », poursuivit Anania. « C’étaient des Seigneurs – des dieux s’il en existât jamais. L’univers originel continua bien entendu à servir de fondation à la race humaine. La plupart des Cloches Noires qui résidaient dans les corps des hôtes s’arrangèrent pour quitter l’univers originel et émigrer dans les univers privés. Lorsqu’on découvrit enfin la vérité, il fut impossible de savoir qui avait ou n’avait pas été transféré. Environ six mille Seigneurs avaient, selon le terme, été « mis sous cloche ». » La guerre des Cloches Noires dura deux cents ans. C’est à cette époque que je naquis. La plupart des savants et techniciens au service des Seigneurs avaient été tués. Plus de la moitié de la population avait également disparu. L’univers originel était ravagé. Ce fut la fin de la science et du progrès, qui coïncida avec le début du solipsisme des Seigneurs. Les survivants avaient un pouvoir supérieur, et mécanismes et machines étaient sous leur contrôle. Mais la faculté de compréhension des principes qui reposaient derrière le pouvoir et les machines s’était perdue.
» Parmi les dix mille Cloches Noires existantes, il y en avait cinquante dont on avait perdu toute trace. Les neuf mille neuf cent cinquante autres furent placées dans un univers spécialement créé pour elles. Il était entouré d’une triple enceinte de manière que nul ne pût y pénétrer ou en sortir.
— Et les cinquante Cloches manquantes ?
— On ne les retrouva pas. À partir de ce moment, les Seigneurs vécurent dans le doute, au bord de la panique. Pourtant, il n’y eut aucune preuve que des Seigneurs avaient à nouveau été « mis sous cloche ». Avec le temps, l’angoisse disparut, mais on n’oublia pas cependant les cloches manquantes. »
Elle tendit à nouveau sa main droite.
« Tu vois cet anneau ? Il peut détecter une structure en forme de cloche dans un rayon de six mètres. Il ne peut naturellement pas détecter une Cloche Noire qui loge dans le corps d’un hôte. Mais les Cloches Noires n’aiment pas se tenir trop loin d’une structure. Si quelque chose devait arriver au corps qui l’héberge, la Cloche veut pouvoir transférer son esprit dans la structure avant que ce corps meure.
» L’anneau qui détecte la Cloche déclenche un système d’alarme implanté dans le cerveau du Seigneur. Cette alarme stimule certaines zones du système neural et le Seigneur entend le tintement d’une cloche. Pour autant que je sache, ce signal ne s’était pas fait entendre depuis un peu moins de mille ans. Mais il a résonné pour trois d’entre nous il y a moins de deux semaines, et nous avons su alors que l’horreur d’autrefois allait à nouveau se donner libre cours.
— On a retrouvé les cinquante en question ? » demanda Kickaha.
« Pas toutes. Du moins, je n’en ai vu que quelques-unes », répondit Anania. « À mon sens, ces cinquante Cloches Noires ont été cachées toutes ensemble dans un univers quelconque. Elles ont dû demeurer inertes, toutes fonctions vitales momentanément suspendues, pendant dix millénaires. Puis un leb…» − elle se reprit en voyant l’expression de Kickaha − « quelque humain a dû buter contre la cachette où on les avait dissimulés. Étant curieux, il a placé une des structures en forme de cloche sur sa tête, déclenchant automatiquement le mécanisme des antennes-aiguilles. La Cloche est alors sortie de son sommeil millénaire. Elle a anesthésié l’humain afin qu’il ne se débatte pas et, une fois son crâne perforé, elle a vidé son cerveau de sa configuration neurale et de sa mémoire et s’est transférée elle-même dans ce cerveau. Ensuite, la Cloche a trouvé des hôtes pour héberger ses quarante-neuf congénères. Après cela, les cinquante se sont lancées dans leur campagne rapide et silencieuse. » Il était impossible d’estimer la quantité d’univers dont les Cloches Noires s’étaient ainsi emparées, ni le nombre de Seigneurs qu’elles avaient massacrés ou possédés. Elles avaient échoué en ce qui concernait trois d’entre eux : Mimstowl, Judubra et Anania. Cette dernière et Nimstowl s’étaient arrangés pour mettre Judubra au courant de la situation, et il leur avait permis de se réfugier dans son univers. Seules les Cloches Noires pouvaient faire oublier à un Seigneur sa guerre perpétuelle contre ses pairs. Fat Judubra était en train de renforcer ses moyens de défense lorsque l’ennemi s’était brusquement présenté, et les trois Seigneurs avaient été contraints de venir se réfugier dans le palais de Wolff en empruntant une « porte ».
Ils avaient choisi cet endroit parce qu’ils avaient entendu dire que Wolff était devenu un être faible et doux, et qu’il n’essaierait pas de les tuer s’ils se montraient amicaux. Mais le palais semblait vide et n’hébergeait que des talos, ces androïdes mi-métal mi-protéines qui servaient de gardes du corps à Wolff et à Chryséis.
« Wolff aurait disparu ainsi que Chryséis ? » demanda Kickaha. « Où seraient-ils allés ?
— Je ne sais pas », répondit Anania. « Nous avons disposé de peu de temps pour procéder à des recherches. Nous avons été obligés de quitter la salle des commandes du palais sans savoir où nous allions. Nous avons abouti dans le temple d’Ollimaml, d’où nous nous sommes réfugiés dans la ville de Talanac. Là, nous avons eu la chance de rencontrer Clatatol et sa bande. À peine quatre jours plus tard, les Drachelanders investissaient la ville. J’ignore comment les Cloches Noires s’y sont prises pour posséder von Turbat, von Swindebarn et les autres.
— Elles ont pénétré en Dracheland », dit Kickaha, « et se sont emparées des deux rois sans que leurs sujets s’en aperçoivent. Elles ne savaient probablement pas que je me trouvais à Talanac mais elles doivent me connaître, je suppose, grâce aux films et aux enregistrements qui se trouvent au palais. Elles sont venues ici pour vous poursuivre, vous, les Seigneurs, mais ayant appris que je me trouvais ici, elles m’ont englobé dans la chasse.
— Pourquoi voudraient-elles te prendre ?
— Parce que je possède beaucoup de renseignements sur les « portes » secrètes et les pièges du palais. Entre autres, elles ne pourront pas pénétrer dans la salle d’armes si elles ne connaissent pas le code qui permet d’en ouvrir les portes. Voilà pourquoi elles me voulaient vivant. À cause des renseignements que je détiens.
— Y a-t-il des engins volants au palais ? » demanda Anania.
« Wolff n’en a jamais possédé.
— Je pense que les Cloches Noires en feront transiter plusieurs depuis mon monde. Il faudra cependant qu’ils les démontent pour les faire passer par les « portes » étroites du palais, et ensuite qu’elles les remontent. Mais lorsque les humains verront les appareils, il faudra que les Cloches fournissent quelques explications.
— Ils pourront les présenter au peuple comme vaisseaux magiques », dit Kickaha.
Il aurait aimé avoir la Trompe de Shambarimen, d’Ilmarwolkin comme on l’appelait parfois. Lorsque l’on tirait une suite de notes correspondant au point de l’appartenance de n’importe quel univers, ce point devenait une « porte » reliant deux univers entre eux. La Trompe pouvait également servir de moyen d’accès à des points différents de la planète. On pouvait par conséquent se passer d’assortir les croissants qui permettaient l’accès aux « portes ». Mais Anania n’avait pas vu la Trompe. Il est probable que Wolff, où qu’il fût allé, l’avait emportée avec lui.
Les jours et les nuits qui suivirent furent passablement inconfortables. Ils marchaient tous deux de long en large sur la corniche afin de se procurer un peu d’exercice, et ils déliaient parfois Petotoc pour le laisser assouplir ses muscles en marchant, tandis que Kickaha le tenait par une longue corde dont l’extrémité était nouée autour de son cou. Ils dormaient d’un sommeil agité. Bien qu’ils eussent décidé de ne laisser brûler la lampe que de temps en temps afin d’économiser le combustible, ils la laissaient allumée presque en permanence.
Le troisième jour, un certain nombre d’hommes montèrent à bord du navire. L’ancre fut levée et les avirons battirent l’eau. Il était probable que l’on conduisait le bateau aux docks. Il y eut un choc contre un quai et, à travers les cloisons, ils entendirent le bruit provoqué par l’embarquement des marchandises. Ce bruit dura quarante-huit heures sans interruption. Puis le navire quitta le dock et, au rythme du marteau du chef de nage, les rameurs se remirent à manœuvrer les avirons en cadence. Ce bruit monotone allait se faire entendre sans discontinuer pendant plusieurs jours et plusieurs nuits.